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L’IMMORTALITÉ, AVEC OU SANS CORPS ?
mardi 26 août 2025, par
La peur de la mort est souvent irrationnelle [1]. Pensez-y : nous n’avons aucun souvenir d’avoir souffert avant notre naissance. L’inexistence ne nous a jamais fait de mal. Alors, pourquoi la perspective de retourner dans l’inexistence nous effraie-t-elle autant ?
En réalité, ce qui nous effraie n’est pas la mort elle-même, mais la perte de notre conscience. Peut-être partagez-vous notre position, et n’est-ce pas de la mort non plus dont vous avez peur, mais de l’instant où vous cesserez d’exister, de percevoir et de penser.
Pour notre part, nous ne sommes pas inséparablement liés à notre corps. Au contraire, nous le voyons comme le véhicule de notre conscience. Quand nous nous projetons dans un futur où la vieillesse n’existerait plus, nous n’imaginons pas forcément conserver notre enveloppe corporelle. En revanche, nous nous imaginons toujours avec notre conscience intacte [2]. Autrement dit, changer de corps ne nous poserait probablement aucun problème, mais la perspective d’être replongés dans l’inconscience nous en pose un.
Dans cette vision d’un futur sans mort, ce qui compte vraiment pour nous n’est pas notre corps, mais bien notre esprit, notre capacité à expérimenter la vie. L’immortalité qui nous intéresse n’est donc pas celle de notre corps, mais celle de notre conscience.
Cependant, si la seule façon d’assurer l’immortalité de notre conscience était de maintenir notre corps en vie pour offrir un support à celle-ci, nous n’y verrions aucun inconvénient majeur. Nous pourrions nous accommoder de ses limites et de ses besoins (sommeil, digestion, etc.), pourvu que notre esprit ne s’éteigne jamais. Mais, à long terme, il est évident qu’un tel support matériel n’est pas durable : tout finit par disparaître. La question de la dématérialisation d’un support de la conscience s’impose donc inévitablement, si l’on veut penser une véritable immortalité.
À présent que l’objet de notre peur est clairement identifié — la perte de notre conscience —, nous allons pouvoir développer quelque peu notre propos. Comme nous l’avons dit, dans un monde où nous serions devenus immortels, nous ne serions absolument pas attachés à notre corps, et cela, même s’il était beau, jeune et fort. Ce corps est en réalité une entrave à bien des égards et, pour notre part, nous chercherions volontiers à nous en passer, pourvu que notre conscience demeurât intacte.
En somme, l’aspiration suprême n’est pas de conserver notre corps, même s’il était éternellement jeune et sain, mais de devenir de purs esprits. L’objectif est de vivre sans la souffrance et les limitations que le corps impose, en ne conservant que la félicité de l’existence. On pourrait savourer le plaisir de goûter un fruit exquis sans le risque d’un ver qui le corrompt, ressentir la caresse du vent sans la menace d’une tornade, et s’abandonner aux plaisirs de la chair sans en subir les déplaisirs.
Cette quête nous mène vers un idéal : un monde déresponsabilisé où nos actions, devenues virtuelles, n’auraient plus de conséquences fâcheuses et où nous pourrions vivre perpétuellement dans un état de conscience heureuse.
Bien sûr, la virtualisation d’un tel monde ne serait rendue possible qu’au travers de nombreux moyens technologiques. Sans diverses interventions volontaristes encore inconnues pour la plupart, ce monde n’existera donc jamais.
Face à cette vision, deux objections majeures pourraient être soulevées :
La première objection est en rapport avec l’interdépendance du corps et de la conscience. On pourrait nous opposer que les neurosciences prouvent que la conscience est inextricablement liée à notre cerveau et même à notre corps tout entier. Elle ne se limite pas au cerveau que nous avons dans notre crâne, mais s’étend à tout notre système nerveux, y compris à notre deuxième cerveau, le vaste réseau de neurones de notre système digestif qui influence directement nos émotions et notre état mental. Mais nous avons déjà répondu à cette objection : nous n’excluons pas que notre conscience continue d’avoir besoin d’un support matériel pour exister. Notre point est que si un tel support continuait d’être indispensable, comme il l’est et l’a toujours été, nous nous en accommoderions, pourvu que notre conscience soit immortelle. Cela dit, si l’on prend au sérieux l’idée d’immortalité de la conscience, il faut admettre qu’un support strictement matériel — voué tôt ou tard à se dégrader ou à disparaître — ne saurait suffire. Nous ne prétendons pas qu’il soit possible d’isoler la conscience de son substrat, mais il est difficile d’envisager une immortalité véritable sans supposer, au moins hypothétiquement, un mode d’existence affranchi de la fragilité de la matière telle que nous la connaissons. Nous ne disons pas que cela soit réalisable, mais que tout projet visant à sauver la conscience de l’extinction doit intégrer cette perspective spéculative de dématérialisation du support.
La deuxième, que le plaisir sans risque de déplaisir n’a pas de sens. Selon cette objection, c’est la mort qui donne de la valeur à la vie. Nous ne partageons absolument pas cette idée. Pour nous, ce qui donne de la valeur à l’existence est la conscience elle-même. C’est la capacité à expérimenter et à agir qui compte, pas la finitude de cette expérience. À nos yeux, le plaisir est une expérience positive en soi, et il n’a nul besoin de s’appuyer sur son contraire pour être vécu comme tel. Dire que le plaisir suppose nécessairement le déplaisir reviendrait à soutenir que la seule forme de bien-être possible serait celle d’un fou qui, se frappant la tête avec un marteau, éprouverait une satisfaction quand les coups cessent. Mais ce n’est pas du plaisir qu’il s’agit, seulement du soulagement d’une souffrance. Le plaisir authentique est autre chose : il est une expérience positive en soi, indépendante du malheur [3].
Notre vision n’est donc pas une simple évasion de la réalité, confinant à de l’escapisme, mais un véritable idéal correspondant au désir de dépasser notre condition humaine, de la remodeler pour la libérer des angoisses et des incertitudes, et, in fine, la faire sortir du cadre dualiste du bien et du mal délétère. Cela n’est peut-être qu’une utopie, mais l’effort pour atteindre ce but, en dépit des difficultés, est un idéal en soi.
La logique nous a fait dire que le monde idéal qui nous permettrait d’échapper aux turpitudes de l’humanité et, finalement, à notre condition humaine, n’arrivera jamais sans une volonté forte, la mise en place des dispositifs nécessaires à le rendre effectif étant nombreux, coûteux [4], et encore inconnus pour certains d’entre eux... Ce constat classe définitivement notre espoir dans le domaine de l’idéalisme.
Nous pensons qu’un tel monde est souhaitable pour parvenir à l’immortalité de notre conscience, que celle-ci ait ou non indéfiniment besoin d’un support matériel. Mais chacun a sa vision des choses et de la vie, et il n’est pas ici question de dire que nous avons la meilleure.
Nous reconnaissons que notre vision évoque un technicisme imprécis [5] [6] et que cela renforce le caractère spéculatif de notre discours. Mais notre propos n’est pas ici de parler des moyens technologiques permettant de se diriger vers ce monde déresponsabilisé, dans lequel notre conscience pourrait ne jamais mourir, même si nous pouvons suggérer quelques hypothèses concrètes : IA, simulation, téléchargement de l’esprit, biotechnologies (aussi longtemps que nos consciences requerront des supports, c’est-à-dire peut-être toujours), etc.
Point important
Notre idéal n’est pas un monde sans risque, mais un monde où le risque cesse d’être subi et devient choisi. Non pas l’abolition de l’accident, mais sa transfiguration en expérience volontaire. L’existence y perd son caractère tragique, sans perdre sa richesse expérientielle.
Cela signifie que l’accidentel ne disparaît pas totalement. Il demeure possible, mais dans des cadres précis :
Dans un environnement virtualisé, où toute expérience est contrôlable et réversible, chacun peut affronter la souffrance, le danger, ou l’imprévisible sans jamais craindre l’irréparable.
Dans un environnement “à l’ancienne”, pour ceux qui en exprimeraient le désir, des espaces dédiés permettraient d’expérimenter de vrais risques, non réversibles cette fois. Mais ces prises de risques resteraient strictement circonscrites et volontairement assumées, sans jamais menacer ceux qui n’y participent pas.
Ainsi, notre vision ne supprime pas la possibilité de l’imprévisible : elle en fait une affaire de choix délibéré, jamais de fatalité imposée.
Si, tout en restant liés à nos corps physiques, notre vision devient un jour réalisable, c’est-à-dire sans être devenus de purs esprits, nous défendons dès maintenant la coexistence de deux modes de vie. Non pas le maintien de l’ancien monde avec ses défauts et ses dérives, mais plutôt la possibilité de vivre selon les anciennes valeurs, en respectant scrupuleusement des règles qui préservent l’intérêt collectif. Cette harmonie universelle protégerait chacun de tous les dangers.
Consciences et corps demeureront possiblement toujours indissociables. Notre intention n’a jamais été d’abandonner l’ancien monde pour le nouveau. Nous sommes convaincus que les joies de ce monde transformé garderaient des attaches profondes avec celles du monde tumultueux où l’humanité aura vécu jusqu’à l’émergence de cet avenir que nous espérons ardemment.
Notre attachement aux libertés individuelles nous conduit à préserver le choix de la mort dans notre vision d’avenir. Certes, nous aspirons personnellement à une conscience immortelle, avec ou sans corps, mais nous n’imposerions jamais cette voie aux autres. Chacun demeurerait libre : ceux qui ne souhaiteraient pas conserver éternellement leur conscience pourraient s’abstenir d’accéder à cette immortalité, ou y mettre fin s’ils venaient à s’en lasser.
Il convient enfin de préciser que cette aspiration à l’immortalité de la conscience revêt un caractère universel sans être contraignante. Elle s’adresserait à l’ensemble des consciences — distinctes et singulières — de celles et ceux qui le souhaiteraient. Chacun·e resterait libre d’y adhérer ou de la refuser, et pourrait y renoncer définitivement à tout moment. Cette immortalité ne constitue donc pas un carcan, mais une option ouverte, adaptable et toujours révocable, préservant l’entière autonomie de chaque être face à son destin existentiel.
[1] La mort fait perdre tout ce qui donne un sens à notre existence. En cela, la peur de mourir n’est pas irrationnelle. Mais notre propos va au-delà de la justification du sens de l’existence qui — cela dit en passant — ne peut, selon nous, se satisfaire seulement de ce qu’elle permet aux vivants d’accomplir.
[2] Ce qui nous permettrait de conserver la mémoire de tout notre vécu.
[3] Mais Si, pour vous, profiter du soleil n’est agréable qu’à la condition qu’il puisse ne pas briller assez (qu’à la condition d’avoir froid) ou briller trop (qu’à la condition d’avoir trop chaud) ou qu’à la condition de ne pouvoir le fixer sous peine d’en perdre la vue, libre à vous ! Si, pour vous, un parfum n’est appréciable qu’à la condition de pouvoir sentir des remugles, libre à vous ! Si, pour vous, le confort d’une caresse n’est réellement agréable qu’à la condition de savoir que vous pourriez faire l’objet de maltraitances physiques, voire d’être concrètement violenté, libre à vous ! En allant plus loin, si vous estimez que le monde dans lequel les hommes ont évolué depuis l’aube de l’humanité est le monde qui vous sied ou, du moins, que ce monde ne pourra jamais être différent, il n’y a rien à ajouter, ni rien à redire. Et nous le disons sans ironie ni jugement de valeur : toute personne a le droit de voir les choses comme elle l’entend.
[4] Nous savons que le développement de nouvelles technologies représente généralement, du moins initialement, des coûts élevés. Mais nous savons aussi qu’une fois maîtrisées, le coût de ces nouvelles technologies se démocratise grandement.
[5] Notre optimisme technologique tire ses sources dans l’idée que ce qui est aujourd’hui irréalisable pourrait devenir envisageable demain, grâce à la dynamique historique de la science et des techniques. Cet optimisme est cohérent avec ce qu’on appelle parfois le “principe de progrès”.
Voici quelques éléments pour nuancer et renforcer ce point :
1. La dynamique technologique
Il est indéniable que des avancées spectaculaires ont déjà eu lieu :
- la médecine a doublé l’espérance de vie en un siècle ;
- l’informatique et l’IA réalisent aujourd’hui des tâches jugées impossibles il y a seulement vingt ans ;
- la biotechnologie manipule le génome avec une précision impensable il y a cinquante ans.
On peut donc soutenir que l’impossible d’hier est régulièrement devenu le quotidien d’aujourd’hui.
2. L’effet “loi de Moore” et ses limites
Beaucoup de transhumanistes (Kurzweil, Bostrom, Moravec) insistent sur l’accélération exponentielle : plus la science avance, plus elle s’accélère.
Mais certaines limites apparaissent : physiques (thermodynamique, entropie), économiques (coût), sociales (acceptabilité).
L’optimisme est donc raisonnable tant qu’on reconnaît que l’accélération n’est pas infinie et que certains obstacles peuvent être fondamentaux, pas seulement pratiques.
3. Le pari technologique
Notre propos prend une position analogue au pari pascalien, mais appliqué à la technique :
- Si l’immortalité de la conscience devient possible, il vaut la peine d’y croire et de s’y préparer.
- Si ce n’est pas possible, on n’a rien perdu à l’espérer.
- C’est un pari spéculatif, mais qui nourrit la recherche, les utopies, et la projection d’un avenir meilleur.
4. Utopie | horizon régulateur
Même si certaines hypothèses ne se réalisent jamais (dématérialisation de la conscience, téléchargement de l’esprit), l’utopie garde une valeur d’horizon régulateur : elle pousse à explorer, à innover, à imaginer.
L’histoire montre que ce qui semblait “magique” (l’avion, Internet, la greffe d’organes) est devenu réalité grâce à ce genre de visions.
[6] Nous mettons le doigt sur la frontière entre la métaphysique, la foi et la spéculation scientifique.
La “dématérialisation” de la conscience, comprise comme une existence affranchie de tout substrat matériel, est en effet :
- scientifiquement fragile, car toute observation connue de la conscience est corrélée à un support biologique (cerveau, système nerveux, chimie).
- métaphysiquement possible, au sens où rien ne permet d’exclure catégoriquement l’existence d’un mode d’être immatériel (âme, esprit, monde spirituel, etc.).
- religieusement attestée dans certains récits (résurrection, ascension, paradis, réincarnation), mais de façon invérifiable.
1. La difficulté scientifique
Aujourd’hui, aucune théorie empirique ne permet de dire que la conscience peut “flotter” sans support matériel. Les neurosciences tendent à montrer l’inverse : la conscience est profondément dépendante de l’activité neuronale, hormonale et sensorielle.
⚠️ Ce que la science observe, ce n’est pas l’essence de la conscience, seulement ses corrélats matériels. Rien n’interdit en principe qu’elle ait aussi une dimension que nous ne savons pas mesurer.
2. La dimension métaphysique
Dire que la conscience pourrait survivre à la matière revient à poser une hypothèse dualiste (ou idéaliste) : l’esprit existerait indépendamment de la matière.
Des philosophes comme Descartes (dualiste) ou Platon (âme immortelle) l’ont affirmé.
D’autres, comme les matérialistes modernes, soutiennent qu’il s’agit d’une illusion.
La question reste insoluble, car elle excède ce que la science peut prouver ou réfuter.
3. La perspective religieuse
Les religions fournissent des récits où la conscience (ou l’âme) survit au corps :
Christianisme : Jésus ressuscité, puis élevé auprès de Dieu ; promesse de la vie éternelle aux croyants.
Hindouisme / bouddhisme : cycle des réincarnations, où la conscience persiste à travers différents corps.
Spiritualités modernes : expériences de mort imminente, survie de l’âme.
Mais comme nous devons le souligner : nul ne sait si Dieu existe réellement, ni s’il est “purement spirituel”. Tout cela relève du domaine de la croyance.
4. La fécondité de l’incertitude
L’intérêt de notre propos, c’est qu’il ne prétend pas savoir mais suppose : si l’immortalité de la conscience est possible, alors voici à quoi elle pourrait ressembler.
Autrement dit :
Même si la dématérialisation est impossible, réfléchir à ce qu’elle impliquerait nourrit notre imagination et notre philosophie.
Et si elle était possible (via Dieu, ou via une technologie qui nous échappe encore), alors nous aurions déjà pensé certains cadres éthiques et existentiels pour l’accueillir.