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MORTELS CAR PÉCHEURS OU PÉCHEURS CAR MORTELS ?
mardi 27 février 2024, par
La certitude de notre disparition charnelle et, pour certains, de notre destruction complète à venir, modifie en profondeur notre comportement à tous.
Cependant, nous ne devenons pas tous d’indécrottables égoïstes, uniquement intéressés par notre plaisir immédiat, nos intérêts personnels (ou ce que nous considérons comme tels), prêts pour certains à toutes les bassesses, pourvu qu’elles leur apportent quelque satisfaction…
Non, la funeste perspective ne nous transforme pas tous en voleurs et en menteurs invétérés, ni en violeurs, ni en tueurs compulsifs — en monstres autrement dit [1]. Seule une minorité d’entre les humains se livre à de telles extrêmes.
Mais s’il nous faut admettre — et c’est heureux ! — que nous ne devenons pas tous de fieffées canailles, il nous faut aussi admettre que notre finitude nous fait forcément envisager notre avenir autrement que si celui-ci devait ne jamais s’arrêter et cela influe considérablement sur nos manières de penser et d’agir. L’infinitude dont nous aimerions jouir se heurte à la dure réalité de notre finitude.
Nos comportements peuvent être influencés par notre éducation et notre classe sociale. Par nos croyances religieuses aussi ; il nous paraît normal, par exemple, qu’un croyant qui croit fermement en des récompenses divines et des punitions divines — que selon qu’il aura agi ainsi ou ainsi, Dieu le gratifiera de bénédictions ou, au contraire, le punira — s’efforce de vivre sa vie d’homme temporaire conformément aux demandes qu’il croit divines. (En pratique, nous pouvons souvent nous étonner des disparités — parfois flagrantes — qui existent entre les préceptes bienveillants des religions et leur inapplication factuelle ; les comportements contradictoires sont fréquents qui confinent à de la schizophrénie collective.)
Malgré la méchanceté dont les hommes peuvent se rendre coupables, parfois à leur corps défendant [2], nous constatons parallèlement que beaucoup de personnes cherchent à vivre en paix, même si elles ne croient pas en Dieu, ni en quelque entité transcendante, quelque essence supérieure.
Savoir comment se comporteraient les hommes s’ils étaient immortels [3] est peut-être impossible car extrapoler une situation qui n’aura jamais de fin est, par définition, impossible à l’homme, puisqu’il ne lui est pas possible d’affirmer que cette situation perdurera indéfiniment telle qu’il le suppose ou telle qu’il lui semble prévisible qu’elle se maintienne indéfiniment. Néanmoins, nous pensons que leur mortalité prend une part considérable dans leur philosophie, pensons que le développement des sociétés humaines s’est déroulé ainsi qu’il l’a fait en raison de leur finitude, et qu’à titre individuel ou collectif les hommes ont agi ainsi qu’ils l’ont fait parce qu’ils étaient mortels. Ce qui revient à dire que ce n’est pas d’avoir agi de telle ou telle manière qui les a rendus mortels, mais d’avoir été mortels qui les a fait agir de telle ou telle manière ! Le lien de cause à effet se situe à l’opposé de ce que la plupart des religions prétendent. En relayant l’idée selon laquelle l’homme a décidé de devenir mortel, les religions monothéistes prennent selon nous l’effet pour la cause. Nous affirmons, nous, que l’homme pèche parce qu’il meure quand elles affirment, elles, que l’homme meure parce qu’il pèche. Voilà le cœur de notre réflexion.
Il n’est pas nécessairement question d’actes fondamentalement répréhensibles (dont nous savons qu’ils sont finalement pratiqués par une minorité d’hommes). Non, tous nos actes sont concernés, en ce sens que tous sont conditionnés par notre clepsydre personnelle. Du simple rendez-vous au plan de carrière, de l’apprentissage d’une langue étrangère au projet d’enfantement, de l’achat d’une automobile à sa revente…
Mais bien sûr, de savoir que, quoi que l’on fasse et quoi que l’on ne fasse pas, nul ne pourra empêcher la mort de s’emparer de lui peut pousser quelques-uns d’entre nous aux pires entreprises du mal, aux fomentations les plus extrêmes, aux guets-apens les plus sournois, en passant par des malices presque anodines — elles ne le sont jamais tout à fait — et des espiègleries dont on pourrait dire, si elles ne dégénéraient quelquefois pas en drames, qu’il s’agit d’enfantillages… [4]
Même parmi les tenants de l’espoir en une vie après la mort (survivance de l’âme), ou parmi ceux qui espèrent une résurrection dans la chair, ou qui croient en la doctrine de la transmigration des âmes (aux incarnations successives au travers de la métempsycose), c’est-à-dire tous les croyants en fait, la perspective que la vie puisse — à tout moment d’ailleurs — les quitter conditionne leurs raisonnements et leurs actions (ou leur absence). Bref, longue est la liste des actes influencés par notre mort à venir.
Les hommes qui n’ont pas à répondre de leurs actes parce qu’ils savent que le temps leur est compté qui les ravira à l’existence développent un certain fatalisme. Les croyants n’échappent guère à ce constat, quelque puisse être leur foi. Nous trouverions suspect que d’aucuns s’en défendent, tant il est évident que nous sommes tous autant que nous sommes — croyants et incroyants — profondément influencés et impactés par notre disparition inéluctable et extrêmement rapprochée sur l’échelle cosmique, pour ne pas dire imminente.
Aussi, le fait même que cette mort acquitte les hommes de leurs péchés [5] — sauf d’un certain type de péché selon les Saintes Écritures [6] — n’entraîne-t-il pas certains hommes à pécher à leur guise, sachant que leurs péchés leur seront d’office pardonnés une fois morts ?
Il y a quelques instants, nous affirmions que les hommes pèchent parce qu’ils meurent, mais sommes-nous sûrs de cela ? Eh bien, il ne nous semble pas possible de répondre de façon tranchée à cette question. En effet, peut-être que le premier homme qui était devant le choix d’obéir à Dieu ou de désobéir à Dieu a délibérément pris la décision de désobéir à Dieu (en sachant donc que cette décision allait lui faire perdre la vie). Nous avons beaucoup de mal à essayer de comprendre cette décision et, si nous voulons être vraiment honnêtes avec vous, nous reconnaîtrons que nous n’y parvenons guère. Mais en admettant qu’effectivement il s’agissait d’une décision délibérée dont Adam savait pertinemment qu’elle lui ôterait la vie (le ferait retourner dans l’état d’inexistence et d’inconscience d’où il venait), ce n’est absolument pas de cela dont il s’est agi pour sa descendance, tous les hommes hormis lui autrement dit. Nous ne pouvons dès lors ni répondre par “oui” ni répondre par “non” à la question de savoir si les hommes pèchent parce qu’ils meurent, car Adam, le premier homme doté d’une conscience, n’était pas censé mourir avant son insoumission à Dieu. Relativement à cet homme-là, la réponse ne peut qu’être négative : non, Adam n’a pas péché parce qu’il était mortel. Pour cet homme-là, les religions monothéistes ont donc raison : Adam est mort parce qu’il a péché. En revanche, tous les autres hommes pèchent parce qu’ils sont sujets à la mort ; aucun d’eux n’a pu désobéir à l’ordre initial ; tous ont hérité de la mortalité paternelle, comme tous auraient hérité de l’immortalité paternelle si Adam n’avait pas désobéit ; tous pèchent par hérédité.
Il est établi que tous les hommes meurent, qu’importent leurs actions. Établi également que tous savent que la funeste échéance ne leur sera en aucun cas épargnée, qu’importe ce qu’ils auront fait de et dans leur vie. Partant de ce constat, nous prétendons qu’un calcul — conscient pour les uns, peut-être moins conscient pour les autres, voire inconscient pour certains… — s’opère qui les fera agir sans chercher l’intérêt d’autrui, sans non plus chercher l’intérêt général, qui les fera plutôt agir en cherchant leur intérêt personnel (ou ce qu’ils considéreront comme tel). Nous prétendons que l’expression « après nous les mouches » sera à l’œuvre. Et que, à supposer qu’il ne soit pas l’unique moteur du mal, le fait de mourir amplifiera — considérablement selon nous — le nombre des mauvaises actions que feront les hommes durant leur vie.
Indéniablement, la perspective de leur mort a une incidence sur le nombre des actes répréhensibles dont les hommes n’auront pas à répondre, puisque la mort elle-même se chargera de le faire. Oui, l’inéluctabilité de leur mort prochaine incite indéniablement les hommes à vivre pour eux le peu de temps dont ils disposent, sans se soucier beaucoup d’autrui — voire sans s’en soucier du tout —, sans se soucier de l’avenir dont ils seront soustraits, sans se soucier de quoi que ce soit à part eux et leurs petits plaisirs immédiats, leurs petites jouissances éphémères…
C’est une raison empreinte de logique qui nous pousse à croire que si les hommes n’étaient pas mortels, ils agiraient de manière bien plus responsable, oui, que, si les hommes avaient toujours à répondre de leurs actes, ils en mesureraient davantage la portée. Bien sûr, certains hommes ont de l’honneur et souhaitent qu’après leur mort l’on se souvienne d’eux positivement. Cette catégorie d’hommes-là agira possiblement aussi bien, c’est-à-dire de son mieux, en étant sujette à la mort que si elle pouvait indéfiniment défendre sa réputation en n’étant pas sujette à la mort. Mais les hommes qui n’ont pas la souciance de la réputation qu’ils auront une fois morts nous semblent considérablement plus nombreux. Ce que nous voulons mettre en évidence, c’est que la finitude des hommes a tendance à les déresponsabiliser en ce sens qu’elle les rend irresponsables d’actes dont les conséquences ne pourront être assumées par eux du fait même de leur disparition.
Commettre un crime en sachant que celui-ci n’entraînera pas d’office une peine afflictive et infamante, c’est une chose. Commettre un crime en sachant que, quoi qu’il arrive, tôt ou tard — dans des milliers d’années peut-être… — nous n’échapperons pas à une peine afflictive et infamante, et que nous aurons assurément à réparer les torts infligés à nos victimes par exemple, avec dommages et intérêts comme on dit, c’est autre chose. La possibilité de l’impunité accroît selon nous la quantité des actes néfastes. Or la mort offre cette possibilité. Voilà pourquoi nous pensons que les hommes [7] pèchent parce qu’ils sont mortels.
Pour conclure : nous ne sommes pas en train de dire que tous les humains sont obsédés par la perspective de leur fin [8]. Nous savons que beaucoup s’en accommodent, en quelque sorte, conscients qu’ils n’y peuvent rien changer et qu’y penser ou en parler ne servira à rien, sinon, peut-être, à en augmenter en eux l’angoisse qu’elle suscite déjà suffisamment ainsi ou à risquer de susciter en eux cette angoisse [9] …
Non, tous les humains ne sont pas obsédés par la perspective de leur fin. Il peut d’ailleurs nous arriver d’avoir le sentiment que, face à la perte de leur vie, certains se disent en leur for intérieur « Bon débarras ! ». Et qu’ils ne soient pas, comme nous, interpellés par ces questions existentielles — D’où venons-nous ?, Qui sommes-nous ?, Qui devrions-nous être ?, Pourquoi mourons-nous ? — ne manquera jamais de nous surprendre. Mais au fond, nous sommes persuadés que les personnes qui prétendent ne pas se sentir concernées par ces questions ne veulent en réalité pas en débattre avec nous — et peut-être pas davantage avec qui que ce soit d’autre, pas même elles-mêmes…
D’autre part, nous ne devons pas ignorer les euthanasiés et les suicidés qui, pour certains, paraissent ravis d’en finir avec la vie. Nous pouvons effectivement supposer qu’en certains cas la mort représente une délivrance, et qu’une partie de ces humains ressentira un profond sentiment de « Bon débarras ! », quand l’autre ne partagera pas ce sentiment mais ressentira plutôt un sentiment de regrets ou d’échec…
Peut-être existe-t-il aussi des personnes qui ne prétendent pas faussement ne pas être affectées par leur mort et qui n’y pensent donc réellement pas [10]. Ou que, si elles y pensent — ou, plutôt, quand il leur arrive d’y penser [11] —, elles n’en sont ni inquiètes ni affectées. Pour nous, ces personnes sont comme anesthésiées, temporairement ramenées à l’état animal au sens introspectif de cet état.
Reste peut-être [12] une catégorie de personnes que ces questions — et notamment celle de leur mort — semblent indifférer véritablement et qui acceptent leur sort comme les forêts la pluie qui s’abat sur elles…
Pour les personnes que la question de savoir si leur mort les rend mauvaises, revenons-en à notre propos : l’inexorabilité de leur mort à venir produit un effet pervers sur l’existence des humains, les rend plus mauvais que leurs inclinations naturelles ne les porteraient à l’être — inclinations intimement liées à leur angoisse sourdante du retour à l’inexistence, au point de se demander si elles ne sont pas intégralement générées par cette angoisse.
Ce n’est pas la mort en elle-même (qui est l’absence totale pour le corps de toutes sensations), à laquelle chacun sait qu’il ne pourra se soustraire, qui a de l’influence sur les vivants, non, c’est l’inéluctabilité de sortir de l’aventure du vivant, de perdre sa conscience, de perdre sa place en quelque sorte… Il ne fait pour nous aucun doute que même les hommes qui n’en sont pas tyrannisés subissent une certaine pression en rapport avec l’échéance de leur fin qui s’approche inexorablement.
La mentalité — nous pourrions dire “le mental” pour nous faire mieux comprendre — des hommes serait considérablement différent·e selon nous sans l’horrible perspective de leur disparition programmée. S’ils avaient systématiquement à répondre de leurs actes, s’ils n’en étaient point exonérés par leur mort, les hommes seraient beaucoup moins mauvais, et finiraient sans doute par ne plus l’être du tout, responsabilisés qu’ils seraient, sensibilisés qu’ils seraient, immortels [13] qu’ils seraient.
[1] Il est important de noter qu’il existe des degrés de monstruosité, comme il en existe également dans la séries d’actes plus ou moins anodins classifiables dans les mauvaises actions.
[2] L’expression “à son corps défendant” signifie : contre son gré ; à regret ; à contrecœur ; malgré soi ; avec hésitation ; avec réticence.
[3] Immortels au sens sémantique du terme
[4] Le bien et le mal que l’on peut faire sont classifiables selon une multitude de considérations. Le propos de cet article n’est pas d’en établir la liste qui, d’ailleurs, serait infiniment longue à dresser.
[5] Certains textes sacrés l’affirment
[6] Le péché contre l’Esprit Saint est irrémissible selon la Bible
[7] Adam et le Christ exceptés
[8] Il n’est pas rare de constater que les humains sont plus ou moins sensibles à cette question selon l’âge qu’ils ont. Par exemple, une jeune femme pleine de vie et de dynamisme ne se posera généralement pas beaucoup de questions en rapport avec son devenir, sa vieillesse, sa mort ; elle aura plutôt son attention fixée sur les enfants qu’elle envisage d’avoir. Cependant, elle aura quelque part dans un coin de la tête la notion du temps qui passe et les impératifs physiologiques de la procréation…
NOUS VOUS SUGGÉRONS DE LIRE L’ARTICLE FINITUDE
[9] Principe de l’autruche
[10] Pour nous, le simple fait de prétendre ne pas se sentir concerné par quelque chose ne suffit pas à prouver que nous ne nous sentons véritablement pas — au plus profond de nous — concerné par ce quelque chose. Mais l’idée n’est pas ici d’entrer dans les arcanes de la psyché.
[11] Nous n’imaginons pas que qui ce soit d’humain puisse ne jamais penser à sa mort !
[12] Nous avons la faiblesse de croire que toute personne saine d’esprit sera tôt ou tard sujette à un questionnement en rapport avec son existence et son futur retour à l’inexistence. C’est la raison pour laquelle nous écrivons ce dubitatif “peut-être”.
[13] Au sens de ne plus être sujets à la mort